Pour saisir le personnage de Tolkien, il faut tenir compte de deux traditions psychologiques et intellectuelles, apparemment contradictoires, dans la sensibilité, anglaise, ou plutôt anglo-saxonne au sens strict de ce terme. L'une est la vie souterraine mais toujours puissante du mythe. L'autre est celle du mandarin excentrique d'Oxford et de Cambridge, de l'érudit qui campe un personnage volontairement bizarre. Dans ToIkien et dans son œuvre ces deux courants furent mêlés.
Quoique initiatrice de l'industrialisme moderne, l'Angleterre a été certainement dans la première moitié du vingtième siècle un pays encore largement régional et, si j'ose dire, nocturne. En dehors des centres urbains, la province garde ses secrets. Le Nord avec les landes célèbres du Yorkshire, le Pays de Galles hérissé de montagnes et de vallées closes, l'East Anglais avec ses mares embrumées, maintiennent une ambiance souvent archaïque. Il est, non loin de Cambridge, des villages où se conservent des traces du parler danois d'avant la conquête normande. Par un mécanisme subtil qui vise à maintenir un équilibre de confiance, l'Angleterre impériale et pragmatique, cette île toujours tournée vers le large, ramasse en elle-meme les silences, les pesanteurs d'un passé terrien.
Nous trouvons des vallons mythiques. dans la littérature française du vingtième siècle, sans doute, mais en marge des forces essentielles et souvent réduits au niveau du folklore. Dans le cas anglais, au contraire, les mythes celtes, irlandais, écossais, saxons, le cycle arthurien,'affirment leur présence dans nombre d'œuvres qui sont parmi les plus marquantes de la poésie et de la prose contemporaine. Il est impossible d'apprécier le génie lyrique de Robert Graves, la force romanesque de John Cowper Powis ou de William Golding, les bestiaires de Ted Hughes, dont l'accent violent domine à cette heure le chant poétique anglais, sans reconnaître, la survie intense, la hantise obsédante des épopées et légendes anciennes dans le climat spirituel actuel.
Le langage des Elfes
La Mercie, « les Marches de l'Ouest », site d'un antique et fabuleux royaume pendant les siècles obscurs qui suivirent le départ des légions romaines, fascina Tolkien depuis son enfance. Il en étudia à fond le dialecte (le West Midland dialect de l'époque anglo-saxonne). Tout autant que W. H. Auden, l'un de ses plus passionnés lecteurs, Tolkien était persuadé que la langue anglaise tirait ses accents magiques de son contact avec ses terres anciennes. Il était convaincu, et c'est là un des traits principaux de son esprit, que toute création contient les vestiges d'une mythologie. C'est une idée sur laquelle il insistait dans son enseignement. Étudier la grammaire d'une langue, et particulièrement d'une langue ancienne ou en partie perdue, c'est s'engager dans une archéologie psychique. Le philologue et grammairien fait remonter à la lumière du jour les conventions du rêve, les données immédiates de la peinture, les souvenirs historiques d'un monde enseveli. L'invention mythique chez Tolkien a été, avant tout, philologique.
C'est vers 1911, dans le collège d'Exeter à Oxford, qui entre tous conserve ses liens avec l'ouest du pays, que Tolkien tente d'élaborer un langage secret. Cet « Elvish tongue », langage des Elfes, sera empreint d'exactitude grammaticale. Il aura ses lois phonétiques, ses règles de déclinaison, ses accords de participe. Mais très vite Tolkien fait sa grande découverte. [Source : Quatrième de couverture, 2024]