"« TU VEUX PAS ÉCRIRE UN ROMAN SÉRIEUX ? » a conseillé Lisa à Alan, avant de le quitter pour un universitaire spécialiste de Ronsard. Depuis, Alan cherche un sujet de « roman sérieux ». Il veut profiter de l'été qui commence pour se plonger avec la discipline d'un guerrier samouraï dans l'écriture d'un livre profond et poignant. Ça et aussi s'occuper de la piscine des voisins partis en vacances. Or bientôt l'eau du bassin se met à verdir, de drôles d'insectes appelés notonectes se multiplient à la surface… Il y a chez Fabrice Caro une grâce douce-amère, une façon unique et désopilante de raconter l'absurde de nos vies." [4e de couv.]
Je n'ai jamais autant ri. Me viennent en tête quelques titres que je ne citerai pas pour ne pas comparer, mais ce livre est incroyable. Alan se retrouve célibataire. Lisa l'a quitté pour un spécialiste de Ronsard ("lunettes sur le bout du nez et pull sur les épaules") après lui avoir suggéré d'écrire enfin un "roman sérieux". Jeanne et Florent entreprennent de lui présenter "toutes les filles de la région", mais il a le cœur sec. C'est l'été. Il s'occupe de la piscine des voisins qui, panique, se met à verdir (notonectes et davantage). Et puis il y a toutes les idées de romans sérieux et des ébauches de critiques ou d'interviews les concernant (Les Inrocks, Télérama etc).
"Tout autour de nous transpire un climat de jouissance ultime avant la fin du monde, Sea, sex and sun, quoique en ce qui me concerne ce serait plutôt Sea, état vaguement dépressif and sun, mais je doute que la chanson eût autant cartonné avec un titre pareil."
"Je me dis qu'on doit pouvoir mesurer la santé mentale d'une personne à l'historique de son moteur de recherche -je me souviens avoir tapé il n'y a pas très longtemps "Existe-t-il des oiseaux qui sifflent faux ?""
ET
"Mon éditrice m'a aussi dégoté, Tiens-toi bien m'a-t-elle prévenu comme si elle allait m'annoncer monts et merveilles, une dédicace au Leclerc près de chez moi. "Leclerc c'est une visibilité incroyable, les grandes surfaces c'est l'opportunité de toucher un public qui ne va pas naturellement vers le livre et tu imagines le nombre de personnes qui vont voir ton livre en une après-midi", non je n'imaginais pas. Et je me suis retrouvé là, assis derrière une petite table à l'entrée, un grand bac de pastèques dans mon dos, de sorte que les clients, juste après avoir passé le portique, se retrouvaient face à moi et ne savaient pas très bien que faire de cette situation (moi non plus cela dit). Alors mus par un réflexe naturel de défiance, ils choisissaient de m'éviter, n'osant pas s'approcher de la table, cette même appréhension qui nous interdit de nous approcher trop près d'une carte de menu affichée en terrasse de peur de se voir happé par le garçon et de se trouver au pied du mur. Le flux des clients, vu d'en haut, devait décrire une vague plutôt harmonieuse et hypnotique, comme ces expériences de limaille de fer aimantée ou ces bancs de maquereaux contournant un récif, et ma première pensée, totalement déplacée, à la vue de ce ballet a été : pauvre producteur de pastèques. A cause de moi, pas une pastèque ne serait vendue aujourd'hui. Faute d'être un auteur à succès, je faisais un épouvantail formidable. Je ressentais pour la première fois de ma vie ce que pouvaient ressentir les mendiants dans la rue : je me retrouvais là par obligation, à devoir affronter au mieux des regards gênés qui semblaient dire Ah c'est bête je n'ai plus de monnaie, au pire pas de regard du tout, une armée de crânes pivotant à 90° à une vitesse vertigineuse. Je me fabriquais alors une contenance, écrivant dans un cahier, l'air pénétré, comme si être là, ici et maintenant, était somme toute accessoire, certes il fallait en passer par là pour faire plaisir à l'éditeur, vous savez ce que c'est, mais en réalité je n'en avais pas vraiment besoin. Aussi profitais-je de ce temps suspendu pour oeuvrer activement à la suite de mon livre et noircissait mes pages d'épileptiques "Putain mais qu'est-ce que je fous là ?" version Leclerc de Nicholson dans Shining. En deux heures de dédicace, les seuls à s'être approchés de ma table et à m'avoir adressé la parole étaient des gens qui me prenaient pour une sorte d'accueil annexe du magasin, pour la plupart des personnes âgées qui venaient me demander des renseignements, où se trouvait le papier cadeau, les lacets ou un jeton pour leur caddie. Il était à chaque fois fastidieux de leur expliquer que, non, je ne travaillais pas ici, s'ensuivait un silence d'incompréhension, "Ben alors vous faites quoi ici ?" Quand la sixième petite dame est venue m'aborder pour me demander où se trouvaient les cotons-tiges, j'ai décidé de l'accompagner, il est parfois moins compliqué d'entretenir un malentendu que de tenter de rétablir une vérité. Nous avons donc arpenté les rayons à la recherche des cotons-tiges, et avons fini par les trouver au bout d'un temps interminable. Arrivés là, une autre dame, profitant de ma présence, m'a demandé un renseignement à propos d'une teinture, la différence entre deux nuances de châtain, le marron profond et le marron chocolat glacé de chez L'Oréal, et nous avons essayé de percevoir la différence ensemble et je me voyais déjà passer ma journée dans les rayons à renseigner les clients, m'intégrant peu à peu au paysage, voletant d'une personne à l'autre. Puis un collègue m'appellerait pour l'aider à décharger une palette, on irait mettre tout ça en rayons, de fil en aiguille, n'osant à aucun moment remettre en question ma fonction de nouveau manutentionnaire, je m'appliquerais à effectuer consciencieusement toutes les tâches qu'on m'imposerait, je finirais ma journée en caisse, puis je partirais, le soir, fourbu, et mes collègues me diraient "Salut Alan à demain""
"Je me souviens d'un élève au collège, Gilles Escrivat, un type dans notre classe qui avait redoublé deux fois, à l'âge où nos hormones s'enflammaient et que nous regardions en cachette, planqués dans les toilettes, les pages lingerie du catalogue de La Redoute de nos mère, lui nous avait asséné ce constat sans appel : c'est naze de se branler sur des filles que tu connais pas. Il avait mis au point un procédé révolutionnaire qui ferait peut-être un jour date dans l'histoire de la masturbation : au lieu de se contenter d'anonymes, il découpait dans les photos de classe les visages de filles de notre collège (des filles qui lui plaisaient ça va de soi) puis il collait les visages sur ceux des mannequins de La Redoute, Et là mon pauvre ça a plus rien à voir, je peux te dire que l'effet est pas le même ! Nous étions bluffés, j'avais trouvé son idée formidable et m'étais mis en tête de faire pareil. Le soir même, chez moi, j'avais découpé la tête d'une fille sur notre photo de classe (Carole Miguel) et l'avais collée sur un corps que je trouvais particulièrement affriolant. Sauf que, j'aurais dû m'en apercevoir avant de la coller, la tête était beaucoup trop petite par rapport au corps, de sorte que la fille semblait s'être fait réduire la tête par une tribu d'Amazonie et subitement ça n'était plus tellement excitant (d'autant que les cheveux de la fille du dessous dépassaient, s'ajoutant à ceux de Carole Miguel, ce qui lui conférait une tignasse énorme et effrayante). Et, chose essentielle que je n'avais pas comprise dans l'explication de Gilles Escrivat, c'est que lui se contentait de poser les visages, non de les coller, afin de restituer le catalogue intact et recommencer l'opération à l'envi. Je venais de la comprendre trop tard. Voilà que dans le catalogue de ma mère se trouvait, définitivement, une fille en sous-vêtements avec une tête réduite de Carole Miguel. Pris de panique, j'avais essayé de décoller la photo mais tout était venu, la tête de Carole Miguel avec celle de la fille de dessous, et je m'étais retrouvé horrifié face à un corps avec un trou en lieu et place du visage. Des semaines durant, chaque fois que ma mère feuilletait le catalogue de La Redoute, j'étais pris d'une douleur au ventre, la peur qu'elle ne découvre cette page et la perspective d'avoir à rendre des comptes me retournaient l'estomac. Qui était assez tordu pour découper le visage, uniquement le visage, d'une fille en sous-vêtements ? J'aimerais bien savoir ce qu'est devenu Gilles Escrivat, ce type somme toute un peu benêt mais parcouru de fulgurances géniales - peut-être est-ce lui qui, par la suite, a créé Photoshop, qui sait."